L'ÉMIGRATION DES ÉPOUSEUSES

Jean Guay, maître de lui, 26 ans, expérimenté dans la menuiserie, ami de la terre et du fleuve, pouvait espérer remplir un foyer heureux. À l'été de 1652, arriva de Saint-Sauveur de La Rochelle, une jeune fille de 16 ans nommée Jeanne Mignon. Était-elle une de ces épouseuses venues de France dans le but précis de trouver mari et que l'on nommait subjectivement les "les filles du roi". Il en est venu dans ce but, plus d'un millier de 1636 à 1673 ?

Pour qui cherche des éléments de scandale, l'occasion est belle de suspecter la réputation de ces jouvencelles qui se lancent ainsi, les yeux fermés, dans une aventure matrimoniale. On n'y a pas manqué. Dès 1639, le Mercure français note dédaigneusement que "l'on tire tous les ans un assez bon nombre de filles pour peupler ces terres désertes". Tallemant des Réaux et Bussy-Rabutin s'inspirent de cet état d'esprit pour composer leurs chansonnettes grivoises. Ces auteurs à la mode confondent par ignorance, la Nouvelle-France avec les Îles d'Amérique où sont envoyées de force les filles de joie et les brigandes. Plus tard, La Hontan reprendra pour son compte - les affirmations cyniques du Mercure, et c'est une des pages les plus fausses et les plus perfides de son œuvre. Car La Hontan a connu personnellement ces émigrées; il a été reçu à leur foyer après qu'elles furent devenues les épouses de marchands, de bourgeois, d'officiers, de soldats et de colons.

En réalité, n'étaient envoyées en Nouvelle-France que des jeunes filles, orphelines pour la plupart, et des veuves triées sur le volet et de réputation intacte. Les personnes les plus dignes de foi de l'époque, Marie de l'Incarnation, l'Intendant Talon, Pierre Boucher, tous les Jésuites qui ont collaboré à la Rédaction des Relations l'affirment et leur témoignage vaut bien celui de La Hontan. Le fait pour ces jeunes filles de choisir l'exil dans un pays inconnu et d'accepter un mari dont elles ne savent rien suffirait peut-être à les faire suspecter de légèreté de mœurs. Mais si elles acceptent le risque, c'est qu'elles connaissent la destinée peu reluisante de quelques-unes de leurs compagnes de pensionnat mariées en France, destinée dont Georges Montgrédien dans la Vie Quotidienne sous Louis XIV brosse un saisissant tableau.

Dès l'âge scolaire, la jeune française est mise en pensionnat dans une communauté. "L'heure du mariage sonne bientôt pour elle, souvent peu de temps après celle de la puberté. On pourrait croire que cet événement marque l'époque où la jeune fille s'ouvre enfin à une vie personnelle. Il n'en est rien. Elle prend aussi peu de part que possible dans cet acte décisif, qui décidera de toute sa vie. Chez les marchands, comme chez les officiers, le mariage est une affaire qui ne regarde que les parents. C'est une association de gros sacs d'écus, minutieusement soupesés, un marchandage où la grosse dot équilibre parfois un titre de noblesse ; la jeune fille ne doit pas écouter le penchant de son cœur ; elle n'a pas à faire connaître ses aspirations. Soumise à la rude autorité paternelle, elle se laisse marier, car elle n'a en cas de refus, d'autre perspective que de retourner au morne couvent. Et bientôt, elle connaîtra la nouvelle tyrannie d'un mari qui lui prêchera l'obéissance et, s'il se trouve se donnera à lui-même les plus grandes libertés…

Que d'Agnès ainsi mal mariées ! Et comme l'on comprend la campagne généreuse que Molière a menée toute sa vie en faveur du mariage d'inclination, du libre choix de la jeune fille et des droits de l'amour ! Ces orphelines de toutes classes, jeunes veuves sans fortune et désorientées, artisanes et fermières sans avenir dans leur pays et qui espèrent l'obtenir sur cette terre inconnue, sont un peu filles spirituelles de Molière. En acceptant l'aventure, elles espèrent obtenir aussi "le libre choix" au lieu de rester "au morne couvent". Un nouvel horizon s'ouvre devant elles. Elles l'ignorent encore à l'heure de l'embarquement, mais en réalité leur destin est d'aller contribuer à la création d'un nouveau peuple.

Les émigrées volontaires

Cette émigration féminine s'effectue en deux périodes. De 1634 à 1662 et de 1662 à 1673. Tout au long de la première, des jeunes filles ou des veuves de quinze à vingt-cinq ans partent individuellement ou par groupes familiaux de trois ou quatre. La plupart originaires de l'Ouest de la France, elles accompagnent des parents de leur région ou sont attirées par des familles amies. D'autres, déjà servantes chez des familles bourgeoises, acceptent de suivre leurs maîtres envers qui elles s'engagent à rembourser leurs frais de passage en travail ou en argent si elles se marient ou si elles préfèrent retourner en France. Ces jeunes filles ne sont pas toutes orphelines.

Souvent elles sont issues de familles pauvres qui ne peuvent ou ne veulent pas émigrer. Quelques-unes, originaires de l'Île de France et particulièrement de Paris, ont été éduquées à l'Hôpital Général. "Elles sont issues de légitimes mariages, les unes orphelines et les autres appartenant à des familles tombées dans la détresse." Les sujets acceptés doivent faire preuves de certaines qualités de base. "Il faut qu'ils soient dociles, laborieux, industrieux et avoir beaucoup de religion." La sélection est certainement sévère puisque de 1635 à 1662, les autorités ne décèlent dans le groupe qu'une fille indésirable et de mœurs douteuses, laquelle est aussitôt renvoyée en France aux frais du propriétaire du navire.

Comme l'écrit avec justesse Gustave Lanctôt, toute la petite colonie s'intéresse de plus en plus à une émigration saine, qu'elle soit masculine ou féminine. "L'arrivée des filles à marier, note-t-il, est devenue une sorte d'événement. Quand elles mettent pied à terre, gentiment vêtues d'un justaucorps de camelot sur jupe de farrandine, portant une coiffe de taffetas et à la main un mouchoir de linons, hauts fonctionnaires et Jésuites, bourgeois, artisans et colons font la haie pour accueillir, sourire aux lèvres, ces filles de France, qui ensoleillent le pays neuf en attendant d'être demain les compagnes de nouveaux foyers et plus tard les mères de nombreux enfants."

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