LA
TRAVERSÉE
|
Au début
du XVIIe siècle, les navires ne jaugent guère
plus de deux cents tonneaux. Ils mesurent
environ quatre-vingt-dix pieds sur trente. Ils ne
peuvent transporter qu'une centaine de personnes
incluant les membres de l'équipage dans des
conditions plus que modestes. Les passagers sont
groupés dans l'entrepont et couchent çà et là
sur de minces paillasses. Les hommes célibataires
habitent l'avant ; au centre se retrouvent les "gens
mariés", et
la section arrière est réservée aux femmes.
Quand le temps le permet, écoutilles et fenêtres
sont ouvertes pour permettre l'aération, car on
suppose facilement l'atmosphère qui existe à
cet endroit. La proximité de tant de passagers,
les conditions sanitaires quasi inexistantes,
l'impossibilité de se laver et même de changer
de vêtements devaient rendre l'air irrespirable
lorsque le froid ou la mer démontée obligeait
à garder fenêtres et écoutilles fermées.
Certains
rares navires possèdent le long des cloisons, d'étroites
cabines fermées par un rideau. Ayant pour tout
meuble un lit étroit. On y loge les gens de
qualité, les personnes de faible santé ou les
religieuses. Le plafond de ces locaux est très
bas, de telle façon que même si les gens sont
à l'époque plus petits qu'à notre siècle, ils
doivent circuler penchés.
"Nous
eûmes au départ un très beau temps, et en dix
jours, nous fîmes environ six cents lieues,
raconte un passager d'une traversée de 1632,
mais à peine deux cents dans les trente-trois
jours suivants
Nous étions des trois ou
quatre jours à la cape, comme parlent les
mariniers, notre gouvernail attaché, en laissant
le vaisseau au gré des vagues et des ondes qui
le portaient parfois sur des montagnes d'eau,
puis tout à coup dans les abîmes
" Que dire
des tempêtes interminables que certaines traversées
eurent à subir, alors que le vaisseau était
tellement agité qu'il était impossible de se
tenir debout, ni faire même un pas sans être
appuyé, ni même assis sans se tenir à quelque
chose. On était contraint alors de prendre ses
repas sur le sol et de s'y mettre à quelques-uns
pour tenir le plat, pour l'empêcher de verser.
Une
religieuse raconte ainsi qu'elle avait tellement
été incommodée pendant ce temps-là d'une
quantité de baves qui lui sortirent de la
bouche, particulièrement lorsqu'elle était
couchée, "que
je ne crois pas exagéré de vous dire que j'en
ai bien jeté un seau, si bien que je n'avais de
plus grand ennemi que le lit. Alors pendant les
grandes tempêtes, je ne me couchais point ;
j'aimais mieux demeurer jour et nuit appuyée
contre quelque chose, car il n'y avait pas moyen
de tenir la tête debout."
Cependant,
les voyageurs redoutent moins encore les tempêtes,
les icebergs et les corsaires que les épidémies.
Les déplorables conditions d'hygiène engendrent
la dysenterie, le scorbut, la furonculose. Il est
rare qu'on n'ait pas à enregistrer de nombreux décès.
Quand accoste à Québec le vaisseau qui
transporte Mgr de Saint-Vallier, le nouveau
gouverneur Denonville et un corps d'officiers et
soldats, plusieurs parmi ceux-ci sont morts et
ceux qui arrivent au port sont malades. Ils sont
immédiatement conduits à l'hôtel-Dieu, et
on doit en placer jusque dans la chapelle, dans
les hangars et les poulaillers.
Quel
soulagement éprouvèrent les membres de l'expédition
à la vue des côtes à la hauteur de Terre-Neuve.
Ils ne peuvent certes pas courir de dangers plus
grands que ceux qu'ils viennent d'affronter. Les
rochers abrupts, les détroits agités par des
courants contraires les inquiètent. Mais les
larges eaux de l'embouchure du fleuve Saint-Laurent
les accueillent ; les rives se rapprochent. Ils
peuvent enfin respirer. Ils se rendront bientôt
compte qu'ils risquent moins sur les rivières et
dans les forêts de la Nouvelle-France que sur
l'Atlantique.
Une
fois arrivés en face Québec, ils aperçurent
une foule qui les attendait, avertis par les
habitants de la côte. C'était pour eux
l'occasion de voir des gens de leur patrie, de
recevoir du courrier des êtres chers qu'ils
avaient laissés dans cette lointaine contrée
qu'était pour eux la France.
Page 3
|